editorial by Dominique Pitoiset

Par amour

Quelle diversité que celle de l’amour. Et quels mystères il enferme. L’Académie, quand il a fallu lui fixer un genre, a longuement hésité entre le masculin et le féminin, avant de trancher : puisque les Immortels ne parvenaient pas à se mettre d’accord, « amour » serait masculin au singulier et féminin au pluriel. Un privilège qu’il ne partage, comme on sait, qu’avec deux autres mots de notre vocabulaire : « délice » et « orgue ». Comment mieux exprimer ses mille visages, son caractère insaisissable ? Et par quel miracle, par quel coup de génie, notre langue a-t-elle trouvé à exprimer par ce biais les affinités de l’amour avec un plaisir intense et subtil, et un instrument de musique – avec toute la gamme des expériences et des extases que parcourent nos sens, du plus sensuel au plus mystique, l’un n’empêchant d’ailleurs pas toujours l’autre ?

Quelle diversité que celle de l’opéra. Elle vient de loin. En fait, elle date d’avant même l’invention du genre opératique. Si j’en crois les dictionnaires d’étymologie, le terme même d’opera, issu en droite ligne du latin, aurait commencé sa carrière il y a un peu plus de vingt-deux siècles, et l’aurait fait – comme par hasard – en scène. C’est en effet chez Plaute, le plus ancien dramaturge romain, que le neutre pluriel du mot opus, « œuvre », aurait commencé à être ressenti et traité comme un féminin singulier… lequel est passé au masculin lorsque la langue française l’a adopté. En deux mille ans, le vocable se sera donc hissé des tréteaux populaires jusqu’aux plateaux de l’art le plus raffiné. Superbe vitalité. Le mot n’a donc rien de prétentieux, au contraire, il est même permis de penser qu’il souligne la facture, le savoir- faire de l’artisan qu’est aussi tout artiste fier de sa compétence.

Ces deux mots-là étaient faits pour se rencontrer. L’un et l’autre, étant chargés de tant d’histoires, avaient vocation à se stimuler, à se porter l’un l’autre vers de nouveaux sommets. À franchir ensemble de nouvelles limites, quitte parfois à provoquer, voire à transgresser. Quelles frontières voudriez-vous assigner à l’amour ? Toutes les sociétés, tous les pouvoirs l’ont tenté. Voyez le conte chinois de Turandot (que nous mettrons à l’affiche cette saison). L’héroïne, princesse aussi cruelle que le Sphinx des légendes, veut dominer et extirper tout désir ; pour cela, elle impose à tous ses prétendants une triple épreuve apparemment insurmontable, l’échec étant puni de mort. Elle leur fait donc, littéralement, perdre la tête. Il n’y a qu’un désir qu’elle n’aura ni interrogé ni prévu : le sien… 

Voyez la fable romaine de Tosca (que nous vous proposerons au mois de mai 2024). Comment une cantatrice adulée en vient-elle, en quelques heures à peine, à commettre un assassinat avant de se jeter dans le vide ? C’est qu’une passion sensuelle indomptable domine ses sens. Cette puissance implacable, irrépressible, peut aussi vous travailler sous des formes plus sourdes : voyez l’Espagne de Fidelio (à notre programme à l’automne prochain), ses cachots obscurs aux ambiances crypto-gothiques, la fosse que la vaillante Leonore, déguisée en geôlier, va être contrainte de creuser pour y ensevelir son cher Florestan après son exécution.

Bien sûr, ces histoires sont folles. C’est ce qui fait leur force. Car chacune n’est jamais qu’une réponse – insensée, peut-être, excessive, hallucinante, mais néanmoins possible – à une question avec laquelle nous n’en aurons jamais fini : que sommes-nous capables de faire par amour ? Et jusqu’où peut-il nous conduire ?… Il n’y a que les poètes pour le dire, et les musiciens pour le faire entendre. Je relisais ces temps-ci les Géorgiques de Virgile. Au livre IV, l’auteur y raconte, dans une digression au détour d’une curieuse légende concernant la disparition des abeilles (pour lesquelles j’éprouve, vous le savez peut-être, une véritable passion), sa version d’un mythe célèbre, celui d’Orphée – époux d’Eurydice, poète et musicien. Par amour, il descend aux enfers dans l’espoir fou d’en ramener sa bien-aimée. Par amour, il trouve des accents inouïs pour séduire le dieu des morts lui-même et suspendre grâce à son art, le temps d’un chant, la malédiction de notre condition. Par amour, il conquiert le droit de guider sa défunte épouse sur le chemin qui doit la reconduire ici-bas, ressuscitée à la lumière de l’existence. Et par amour, à l’instant même où il touche au but, incapable de résister à son désir, il se retourne vers elle malgré l’interdiction stricte de Pluton – et n’entrevoit plus qu’une ombre furtive, qui déjà fuit sous son regard et se dissipe à tout jamais…

Alors, par amour, vous, jusqu’où iriez-vous ? Jusqu’aux enfers, jusqu’à la mort ? Mais Virgile, lui, va plus loin, et l’histoire d’Orphée ne s’arrête pas là. Déchiqueté par les femmes de Thrace que sa passion trop exclusive a rendues folles de jalousie, le poète n’en continue pas moins de chanter, et sa tête jetée au fleuve répète inlassablement le nom d’Eurydice. Car, pour qui sait l’entendre, même sous le silence d’un ciel lourd et sombre, la voix de l’art n’en finit pas de résonner. Par amour, par-delà la mort, les épreuves et l’inquiétude du lendemain, dans le souvenir ineffaçable de la beauté.

Nous avons confié au dessinateur Lorenzo Mattotti l’illustration de notre nouveau programme qui, je l’espère, saura vous contenter. Au chapitre des nouvelles de nos chantiers engagés, nous fermerons de nouveau notre Grand Théâtre en janvier prochain pour une seconde tranche de travaux, cette fois-ci d’une année.

Je remercie ici la Ville de Dijon pour son soutien indéfectible, ainsi que la Région Bourgogne-Franche-Comté, le Ministère de la Culture et tous nos mécènes qui accompagnent nos actions dans un temps où la culture ne semble pas prioritaire.

La guerre d’Ukraine a commencé il y a plus d’un an. Il faut, malgré la guerre et contre elle, prendre le parti de l’intelligence, de l’invention, de la générosité ; de l’écriture patiente, contre la brutalité. Célébrer la beauté, ce n’est pas forcément se distraire ni détourner les yeux. Ce peut être, aussi, maintenir l’expression d’une exigence essentielle : celle d’un monde toujours plus humain et plus juste, contre les fausses valeurs des massacreurs qui s’acharnent à le dévaster. Je dédie aux peuples qui résistent, par amour de la vie contre l’infâme barbarie de la guerre, la beauté de notre saison.


Dominique Pitoiset
février 2023