Tosca vu par ... Chantal Cazaux, musicologue

Lisez ci-dessous un extrait du programme de salle de Tosca mis en vente les soirs de spectacles à l’Opéra de Dijon.
Retrouvez toutes les informations autour du spectacle par ici. 

Tosca : un opéra populaire et iconique

Tosca de Giacomo Puccini (1858-1924) se trouve régulièrement dans le trio de tête des opéras les plus représentés de par le monde, juste après La Flûte enchantée de Mozart et Carmen de Bizet. Car Tosca est un de ces opéras que l’on pourrait considérer comme « parfaits ». Ses trois actes sont ramassés en deux heures de musique, pour une soirée coup de poing. Ses trois décors encadrent autant de moments visuellement ou psychologiquement puissants (le Te Deum dans l’église, la scène de torture au palais, l’exécution finale). Ses trois protagonistes (une telle économie de solistes est très rare chez Puccini) forment une triangulaire amoureuse qui est même « plus que parfaite » : la femme, belle et célèbre ; l’amant, un artiste « rêveur-et-néanmoins-patriote », héros en quelque sorte malgré lui, auquel tout un chacun peut s’identifier flatteusement ; le rival, pervers à souhait – Hitchcock, qui disait que « plus le méchant est réussi, meilleur est le film », aurait pu destiner la formule à Scarpia. L’intrigue tisse enfin des enjeux archétypaux, tant au niveau individuel que social : l’amour et la mort, la religion et le pouvoir. L’organisation du drame est ainsi imparable. En son cœur, la confrontation de l’acte II met en valeur le « duel » Tosca-Scarpia sur fond de présence-absence de Cavaradossi, déchaînant une tension maximale, sexuelle et sanglante. Après un temps de détente, ce climax ne sera dépassé que par la scène finale, plus surprenante et fulgurante encore, en une gestion dramaturgique d’une efficacité sans faille. À quelles sources s’abreuve donc un tel coup de maître ?

Tosca avant Tosca

À la fin des années 1890, Puccini achève une première partie de sa carrière, qui l’a mené de débuts remarqués, avec des ouvrages aujourd’hui un peu oubliés (Le Villi en 1884 – une œuvre de concours – et Edgar en 1889), à deux triomphes incontestés : Manon Lescaut en 1893 et La Bohème en 1896, laquelle, après une première à l’accueil un peu sage, amorce néanmoins immédiatement son tour du monde. Le voici soumis à l’obligation de faire aussi bien, voire mieux. Il sait qu’il lui faut pour cela un sujet sûr.

Voilà quelques années qu’il a remarqué La Tosca de Victorien Sardou. Créée en 1887 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin avec la célébrissime Sarah Bernhardt dans le rôle-titre écrit sur mesure pour elle, la pièce a rapidement connu un large succès grâce aux tournées internationales de l’actrice. En compagnie de Ferdinando Fontana, le librettiste d’Edgar, Puccini a justement assisté à une représentation donnée au Teatro Filodrammatici de Milan en février 1889. Il a alors demandé à l’éditeur Giulio Ricordi d’en acquérir les droits. Mais il se désintéresse peu à peu du sujet au profit d’une autre héroïne, Manon. Pragmatique, Ricordi confie alors le projet à un autre compositeur de son écurie, Alberto Franchetti, qui reçoit un livret rédigé par Luigi Illica et rencontre même Sardou en 1894. Or, l’année suivante, en octobre, Puccini revoit la pièce à Florence, toujours avec Sarah Bernhardt, et son intérêt se mue soudain en obsession : ce sujet est pour lui ! Sur le point d’achever sa partition de La Bohème – ce sera chose faite en décembre –, il sait qu’il vient de trouver l’inspiration pour son prochain ouvrage.

Ricordi transfère sans remords le contrat de Franchetti à Puccini et adjoint le talent de Giuseppe Giacosa au travail amorcé par Illica : voici reformée la dream team formée lors de Manon Lescaut (d’autres librettistes entouraient alors le binôme Illica-Giacosa), confirmée avec La Bohème, et qui sera aussi celle de Madame Butterfly (1904). Puccini est d’abord accaparé par les préparatifs de la création de La Bohème, qui a lieu à Turin le 1er février 1896, puis par de multiples voyages, car il suit de près les premières de ses opéras en province et à l’étranger. Ce n’est qu’au printemps 1898 qu’il commence la composition de Tosca ; dans la foulée, il rend visite à Victorien Sardou à Paris, à l’occasion de la première parisienne de La Bohème à l’Opéra-Comique, afin de discuter avec l’auteur de leur héroïne « partagée ». Il achève enfin sa partition en septembre de l’année suivante.

Rome en vedette

Le choix du théâtre destiné à abriter la création de Tosca tombe sous le sens : dénommé Teatro Costanzi à son inauguration, en 1880, en souvenir de l’entrepreneur Domenico Costanzi qui en avait lancé la construction, l’Opéra de Rome ne peut que se réjouir de voir naître en son sein un ouvrage dont toute l’action se passe à… Rome, en 1800. L’anniversaire historique – au jour près, comme nous allons le voir – et l’écho géographique décuplent la symbolique de l’événement.

En effet, dans le livret de l’opéra, la Ville éternelle est résumée en trois lieux clés – une église (Sant’Andrea della Valle), un palais (le Palazzo Farnese), une prison (le Castel Sant’Angelo). Sont ainsi superposées différentes couches de l’histoire romaine : impériale (pensé comme mausolée d’Hadrien, le Château Saint-Ange est érigé au IIe siècle), chrétienne (la ville fut la capitale des États pontificaux), italienne (elle devient capitale du royaume en 1871), culturelle et diplomatique (emblème de l’architecture renaissante, le palais Farnèse est la résidence des ambassadeurs de France depuis Louis XIV). Soucieux du détail, Puccini s’est renseigné sur l’accord des cloches de la basilique Saint-Pierre que l’on entend à l’acte III depuis l’esplanade du Château Saint-Ange, comme sur l’ordre de la procession cardinale qui clôt l’acte I. De même, il a commandé au poète Luigi Zanazzo un sonnet en dialecte romain pour le chant du petit berger, traité de manière modale, à la façon d’un chant traditionnel. Puccini se tournait ainsi vers un certain « réalisme » sonore et visuel, une dimension de son esthétique musicale qu’il développerait bientôt dans Madame Butterfly ou dans La fanciulla del West. Ce réalisme contribue à l’empreinte directe et profonde que ses ouvrages laissent sur l’auditeur. En 1900, sur les bords du Tibre au petit matin, on aurait tout à fait pu entendre un pâtre chanter un chant similaire à celui du jeune berger de l’opéra, et les mêmes cloches sonner au lever du jour… Conséquence logique d’une telle véracité du décor sonore et visuel : il existe des versions filmées de Tosca tournées dans les lieux et aux heures de l’action, où l’on voit – visions frappantes – Raina Kabaivanska ou Caterine Malfitano se jeter du haut du Château Saint-Ange.

Autant que sur sa géographie, l’action de l’opéra – précisément datée dans le livret du 17 juin 1800 – s’appuie aussi sur l’histoire de la ville. L’ancien consul Angelotti rappelle l’éphémère République romaine, proclamée en février 1798 sous l’autorité française et défaite fin 1799 par Marie-Caroline d’Autriche et les forces napolitaines, dont la répression cruelle sera fameuse (Scarpia en est l’émanation). Quelques mois plus tard, le 14 juin 1800 précisément, le général von Melas mène contre Bonaparte la bataille de Marengo – qu’il perd finalement lors de l’offensive d’Alessandria. L’acte II fait référence à ce retournement de situation, dont la date de création de Tosca célèbre l’exact centenaire, avec le cri d’exultation triomphale de Mario lorsqu’il apprend la nouvelle : « Vittoria ! » Le public romain ne pouvait rester insensible à ce rappel de son histoire et de sa lutte contre l’oppresseur autrichien. Les spectateurs de la première représentation ont sans doute apprécié la façon dont l’histoire nationale fusionnait avec l’action représentée et faisait vibrer leur cœur de Romains.

Le 14 janvier 1900, toutes les forces sont réunies au Teatro Costanzi pour rendre justice à la partition de Puccini. Dans les somptueux décors d’Adolfo Hohenstein, la production est réglée par Tito Ricordi, fils de Giulio. L’interprétation musicale est placée sous la direction de Leopoldo Mugnone, un chef que Verdi (qui est encore vivant) apprécie tout particulièrement et qui a dirigé la création de Cavalleria rusticana de Mascagni, dix ans plus tôt, sur la même scène. Très renommée pour ses engagements à la Scala de Milan et sa création du rôle-titre de La Wally (Catalani, 1892), la soprano roumaine Hariclea Darclée s’empare du personnage de Floria Tosca ; elle a presque quarante ans. Si le compositeur avait un temps considéré le jeune Enrico Caruso pour créer le rôle de Mario Cavaradossi, c’est finalement sur Emilio de Marchi, déjà remarqué pour son vaste répertoire incluant Wagner, qu’il jette son dévolu. On sera peut-être surpris de savoir qu’Eugenio Giraldoni, qui incarne Scarpia, est leur cadet – né en 1871 seulement.

La reine d’Italie elle-même, Margherita de Savoie, assiste à la première. Mais tout se ligue contre la soirée : la rumeur d’une menace d’attentat bouscule la représentation (le roi Humbert Ier sera d’ailleurs assassiné sept mois plus tard), et une cabale amoindrit les réactions du public. Elle n’est peut-être pas étrangère au fait que le Teatro Costanzi est la « maison » de l’éditeur Sonzogno, rival historique de Ricordi, lequel lui a ravi… le jeune Puccini, au moment de son essai de jeunesse des Villi. En outre, la violence même de l’action, riche en morts brutales, tortures, chantage sexuel ou situations macabres, très neuve pour l’époque, frappe même les plus convaincus, empêchant leur enthousiasme réel. Mais l’histoire de l’opéra est généreuse en exemples similaires, où une œuvre choque à sa création avant de se muer en triomphe quelques semaines – parfois même quelques jours – plus tard. C’est le cas avec Tosca : la série de vingt représentations prévues se mue en succès. L’œuvre est présentée à la Scala deux mois plus tard, sous la baguette d’Arturo Toscanini, puis conquiert le monde entier.

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Chantal Cazaux

Docteur en musicologie, agrégée d’éducation musicale et de chant choral et diplômée d’État de technique vocale, Chantal Cazaux a enseigné l’analyse musicale et le chant pendant dix ans à l’université Lille 3 et s’est longtemps produite en récital. Rédactrice en chef de L’Avant-Scène Opéra depuis 2010, elle est l’auteur de Verdi, mode d’emploi (2012, rév. 2018), Puccini, mode d’emploi (2017, prix de la Critique du meilleur livre sur la musique, catégorie monographie) et Rossini, mode d’emploi (2020), aux éditions Premières Loges. Son parcours artistique et la liste de ses publications (principalement consacrées à l’opéra italien du XIXe siècle) sont visibles sur www.chantalcazaux.fr