l’édito de Dominique Pitoiset

Le peintre et le philosophe

Permettez-moi, pour débuter mon propos, d’emprunter au philosophe Nicolas Grimaldi quelques mots tirés de son ouvrage : L’effervescence du vide.

« Ainsi qu’en une fable, imaginez donc une place où, dans un assourdissant tintamarre, tout le monde bat du tambour, frappe la grosse caisse, traîne casseroles et chaudrons. Et qu’arrive un violoniste. Chacun, certes, s’étonne d’un aussi étrange tambour, mais personne ne l’empêche de jouer. Je vous pose néanmoins la question : croyez-vous qu’il jouera ? »

Voilà bien à quoi servent nos institutions, ou à quoi elles devraient servir. Cette place publique que le philosophe nous demande d’imaginer est d’abord celle d’un marché : celle où tout s’échange, et où même, à en croire certains, tout se vaut. C’est donc la loi du marché, en bonne régulatrice du milieu, qui devrait s’y appliquer. Or le malicieux philosophe a raison : si l’on consent au règne sans partage d’une telle loi, inutile de compter sur la fameuse « main invisible du marché » pour que des artistes expriment leur singularité et se fassent entendre. Car cette main invisible n’a pas d’oreilles. Pas plus qu’elle n’a d’entrailles ni de cœur.

C’est plutôt une main secourable qu’il nous faudrait. Une maison comme l’Opéra de Dijon a pour mission de la tendre à tous les violonistes de la fable, pour les aider à s’extirper ou se tirer d’une telle place. Au service de ses publics et des artistes, notre Opéra se doit de fournir un abri aux « étranges tambours » que quelques-uns d’entre vous, de plus en plus nombreux si j’en juge par les résultats, s’obstinent encore et toujours à vouloir écouter. Les spectacles et les concerts qu’accueillent les institutions du service public survivraient-ils faute de l’asile qu’elles leur offrent ? On peut malheureusement en douter. De là à traiter d’espèces menacées toutes ces formes d’art, il n’y aurait qu’un pas, que je me garderai ici de franchir tout à fait… même si l’on peut supposer qu’on tiendrait là l’une des raisons pour lesquelles nous avons souhaité ponctuer le programme de cette nouvelle saison à l’aide de tableaux librement puisés dans l’œuvre du peintre Gilles Aillaud.

Prenez la main que nous tend le peintre. Prenez le temps de regarder ses pachydermes, ses fauves ou ses volatiles que nous exposons au gré des pages de notre catalogue. Certes, ils n’ont sans doute quelquefois qu’un lien relatif avec les titres que nous vous proposons de parcourir. Mais permettez que nous vous fassions ce cadeau d’un peu de beauté pure, voire gratuite, en vous invitant ici à partager un instant la vision d’un créateur singulier, si loin des modes. Le Centre Pompidou vient de lui consacrer à Paris une importante exposition, occasion de redécouvrir une part de l’œuvre peint de cet artiste trop peu connu, qui fut aussi scénographe pour certains des plus grands metteurs en scène de notre temps : Luc Bondy, Klaus-Michael Grüber ou André Engel, entre autres. À mes débuts, j’ai été l’assistant de Jean Jourdheuil et de Jean-François Peyret sur un spectacle dont il avait signé le texte : Vermeer et Spinoza. Le peintre et le philosophe… cela lui allait bien, lui qui disait être devenu l’un faute d’avoir pu être l’autre. Nous avons tenu à ce que quelques-unes de ses images se glissent dans les interstices de notre programme afin que leur silence accompagne les promesses de notre nouvelle saison.

Sa peinture témoigne en effet de sa passion pour un monde qu’il savait agressé et menacé par l’homme. Depuis son enfance, couvrant ses cahiers d’écolier de splendides portraits de rhinocéros accompagnés de notes soigneusement calligraphiées, Aillaud approchait cet univers d’avant l’humanité avec une curiosité attentive et empreinte d’un immense respect.

Le tableau qui inaugure notre brochure, Intérieur, est aussi celui qui recevait les visiteurs à leur entrée à Beaubourg. Le premier auquel vous faisiez face : un phoque émergeant des eaux vertes de son bassin pour vous fixer des yeux. L’animal, sans être dépourvu d’une certaine tendresse comique, est pourtant enveloppé d’une sorte de calme mélancolie. Son regard est profond, impénétrable, énigmatique dans sa proximité. Nous pourrions être tentés de céder à un anthropomorphisme un peu facile : n’est-il pas notre semblable, cet être qui nous contemple comme pour nous adresser un reproche silencieux ? Mais le réalisme intransigeant d’Aillaud nous interdit de nous y abandonner tout à fait. Si cette existence désenchantée, capturée, peut paraître à l’image de l’humain, cela tient à autre chose qu’à une ressemblance superficielle. Le titre du tableau, Intérieur, renvoie à la situation imposée au phoque captif : arraché à son monde, exilé dans un enclos de béton, cet être d’une naïveté presque enfantine nous regarde de ses deux grands yeux noirs ouvrant sur une informulable intériorité.

Et ces yeux-là plongent dans la nôtre. En soutenant notre regard, ils le retournent sur nous-mêmes, vers notre propre « intérieur », vers nos propres conditions de vie. Cet animal, que voit-il donc en nous ? Sommes-nous aussi profonds à ses yeux qu’il l’est aux nôtres ? Ainsi, dans cet échange silencieux, loin de la place cauchemardesque décrite par Grimaldi, Aillaud nous rappelle que c’est de cela dont nous avons besoin : d’intérieurs. Mais sans que ces intérieurs soient des cages, ni des boîtes. Si nous ne voulons pas nous faire enfermer en nous-mêmes, aussi prisonniers que notre frère le phoque, alors la « musique qui manque à notre désir », comme disait Rimbaud, ne doit pas résonner dans nos têtes ou dans le secret de nos salons, au triste hasard de nos playlists « personnalisées » par les algorithmes qui nous commandent. Il faut, malgré le vacarme ambiant, qu’elle puisse cultiver nos vides intérieurs et trouver lieu où se faire entendre. Et cela, publiquement. Il est vrai que notre auditorium, comme toute grande institution culturelle, est pour une part un conservatoire, mais il existe aussi pour que soient créées des formes belles et rares, loin du chaos du monde. Au-delà de la simple survie de l’art, c’est à sa vie, à sa vitalité qu’il doit se consacrer. Or cette vie est inséparable de son milieu propre, de son utopie nécessaire : le plus grand nombre d’entre nous.

On ne s’étonnera pas qu’Aillaud ait fini un jour par vouloir aller à la rencontre des animaux (ces « gens comme les autres » comme il s’amusait à le dire plus sérieusement qu’on ne croirait) jusque dans les savanes d’Afrique, afin d’y recueillir les dernières traces de leur liberté native. Ce voyage d’un peintre, du jardin zoologique au rêve d’un jardin d’Éden, cette aspiration à une liberté impossible, inaccessible, mais qu’il ne faut jamais pour autant renoncer à chercher, cette liberté qu’on sait perdue mais qu’il importe d’illustrer pour soi et pour les autres, de rendre présente par la beauté, de donner à voir et à entendre telle qu’elle est, en espérant même furtivement la retrouver, aussi indispensable que la vérité : voilà bien de quoi remplir une vie d’artiste, voilà de quoi inspirer et animer une institution.

Je souhaite remercier ici la Ville de Dijon, ainsi que la Région Bourgogne-Franche-Comté, le Ministère de la Culture et tous les généreux mécènes qui, malgré ces temps périlleux, accompagnent nos actions. Sans leur soutien renouvelé, l’occasion ne nous serait pas donnée de vous offrir aujourd’hui encore un nouveau programme riche en émotions, découvertes et retrouvailles que je vous laisse maintenant le soin de découvrir.

 

Dominique Pitoiset
février 2024